Concurrence, souveraineté, achat durable… Il va bien finir par y avoir du mouvement dans la commande publique européenne !

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« Les hommes n'acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise. »
Jean Monnet

Le Conseil de l’Union européenne souhaite le lancement d’un plan stratégique pour les marchés publics à l’échelle de l’UE, et qu'il en soit l’une des priorités du prochain mandat de la Commission (lire "Concurrence en berne : la lettre de mission du Conseil de l'Union européenne à la Commission").
Est-ce un pas de plus vers une révision des directives ?
 

Un rêve … en attente

Une révision des directives, beaucoup l’appellent de leurs vœux. Dès 2019, l’avocat Nicolas Charrel nous partageait ses « rêves ». « Je rêve d’une directive 2024 qui transforme la règle "dure" en règle "souple" pour chacun des Etats, en particulier sur le libre choix de la procédure négociée... Que le texte renvoie des messages d’adaptation avec un choix des procédures pour respecter les grand objectifs définis après discussion au niveau européen sur le libre-échange, le développement durable … La procédure serait choisie au regard de la réponse à ces 3 questions : Pour qui ? Pour quoi ? Avec quels objectifs ? » (relire "Commande publique : « Je rêve d’une directive 2024 qui transforme la règle dure en règle souple»") ». 
Une révision indispensable, ne serait parce que le contexte de 2024 n'est vraiment plus celui de 2014 : « Il faut prendre le taureau par les cornes et revoir les directives de 2014 pour s’adapter aux enjeux majeurs d’aujourd’hui », assène ainsi Christophe Amoretti-Hannequin, Conseiller finance responsable et achats de France Urbaine lors de la table ronde d'ouverture du colloque BEE organisé hier à Bordeaux (lire "[BEE 2024] La réindustrialisation passera-t-elle par l'achat public ?").

Mais depuis, le principe même de révision a été écarté, au nom de la nécessaire stabilité nécessaire de la règle. « Lorsque les directives 2014 sont apparues, les autorités locales et régionales ont fait des investissements importants dans la formation de leurs responsables et leurs agents.(…) Elles reprochent souvent, au niveau national, un changement trop fréquent de la règlementation par leur Etat… source d’insécurité juridique. Sans oublier les coûts que cela peut engendrer en termes de remise à niveau. » (relire "[Interview] Vers une directive Marchés publics 2024… ? Peu probable !").

Autre explication de ce faible empressement à réviser les directives : la "souplesse du cadre européen". Le professeur Stéphane de La Rosa mettait en avant dans nos colonnes la souplesse inhérente à la nature de la directive et rappelle « une réalité rarement comprise en France : chez la plupart de nos voisins, les contrats de la commande publique sont considérés comme des contrats de droit privé ». Les exemples dans les Etats voisins montrent que cette inventivité est d’abord portée à l’échelle locale ou régionale. « L’application du droit commun des contrats des contrats favorise, dans les contentieux observables chez nos voisins, une plus grande application de principes contractuels traditionnels, par exemple le principe de loyauté (Belgique, Pays Bas), de bonne foi (Allemagne) ou encore des principes qui touchent à l’organisation même de la justice (principe de l’Etat de droit, Allemagne, Luxembourg)» (relire [Interview] Les marchés publics vus par nos voisins européens").
 

La réciprocité en première réponse

Mais si le cadre général des directives renvoie aux Etats membres, il faut aussi répondre à l'appel à une souveraineté renforcée, face notamment aux pratiques protectionnistes des Etats-Unis et de la Chine. La mise en place longue et laborieuse de l’IMPI (instrument relatif aux marchés publics internationaux), avec le règlement UE 2022/1031 du 23 juin 2022, est une première et tardive réponse (relire "Réciprocité : le règlement IMPI publié au JOUE").
Un règlement IMPI assez rapidement actionné (relire "Subventions étrangères : l'UE lance la première enquête" - "Subventions étrangères : deux nouvelles enquêtes de la Commission dans le secteur photovoltaïque" et "Réciprocité : cela commence par la Chine").

Pour autant, la réponse par la réciprocité et le contrôle de « clauses miroirs » n’est pas systématique (relire "Réciprocité : « Prendre en compte la faisabilité technique et le coût »).

La mesure semble en tout cas insuffisante. Me Peyrical estime qu’il existe des solutions radicales et moins acrobatiques pour les acheteurs publics pour favoriser les entreprises européennes, voire nationales, au regard des entreprises issues de pays tiers. Il appelle à un "Yalta "de la commande publique en Europe. Il propose d’aller plus loin, et d’inscrire dans les directives la possibilité pour les acheteurs et autorités concédantes de surenchérir les offres en provenance des pays concernés, en commençant par cibler les opérateurs non installés sur le territoire de ces acheteurs et autorités, mais aussi en donnant plus de pouvoir aux acheteurs s’agissant de possibilités d’exclusion et de droit de préférence concernant des produits issus de pays non-européens (lire [Tribune] « Et si on se décidait à mener des politiques d’achat (européennes) réellement protectionnistes ?»").

Le précédent Parlement européen a bien pris acte de la volonté d’aller plus loin et envisage une stratégie "Made in Europe", un "Buy European Act" (relire "Le Parlement européen résolu à un « Buy european act »").
 

La concurrence "interne" en berne…

La difficulté, pour l’Europe, c’est qu’elle doit aussi faire face à de fortes critiques sur l’efficacité des directives dans l’appréhension infra européen de la concurrence. La mèche a été allumée par la Cour des comptes européenne, avec un rapport qui a fait grand bruit (relire "Commande publique européenne : la concurrence en régression. « Mais que fait la Commission ?»" - "Concurrence en berne : la Commission répond à la Cour des comptes" et "Dix ans de Directive "marchés publics" : un anniversaire « sous tension »").
 

Faire mieux sans réviser les directives ?

Absence de souveraineté, échec dans la mise en œuvre d’une concurrence réelle en interne et poussées souverainistes nationales… Oui, il est peut-être temps pour les instances européennes de réagir… « Tout ajustement et simplification de la position européenne sera la bienvenue. Libérer les initiatives au sein de l’Union et renforcer les contraintes et les exclusions vis-à-vis des entreprises "non vertueuses" » écrit Sébastien Taupiac ((Expert en achat public et administrateur de l'association APASP), pour qui « Le Droit Européen évoluera, sinon l’Europe n’y résistera pas sous la pression de chaque Etat et surtout sous la pression de l’électeur » (relire "[Tribune] « Pour un remaniement rapide de l’achat public ! »").
Une poussée que les candidats français aux élections européennes ont tous pris en compte dans leur programme, même avec un panachage et intensités variables entre réciprocité, et achat local (relire "[Européennes 2024] Les propositions "commande publique" des listes françaises").

La résolution du Conseil de l’Union européenne est donc, en ce sens, une lettre de mission adressée à la Commission : il va falloir répondre rapidement, et au-delà de la mise en œuvre du règlement IMPI . Il demande un plan stratégique pour les marchés publics à l’échelle de l’UE, et d’en faire l’une des priorités du prochain mandat de la Commission.
On notera que le Conseil de l’Union demande instamment à la Commission « d'éviter toute charge administrative inutile pour les acheteurs publics et les opérateurs économiques » et de « conserver une certaine flexibilité ». Il considère aussi qu’il convient de « renforcer la professionnalisation des acheteurs » puisque « le renforcement de la concurrence et des dimensions stratégiques dépend dans une large mesure de la manière dont [ils] conçoivent et gèrent leurs marchés, ainsi que de leurs capacités et compétences dans ces domaines ».
Autre demande à l’adresse de la Commission : « éviter toute charge administrative inutile pour les acheteurs publics et les opérateurs économiques » et « conserver une certaine flexibilité ».

Flexibilité ? Le règlement européen (UE) 2024/1735 "pour une industrie zéro émission net" (NZIA) est publié ce jour au JOUE (lire "Publication du règlement NZIA : préférence européenne assumée dans la commande publique"). Considéré comme une réponse au "Buy American act", il a pour objet de sécuriser l’approvisionnement en Europe en technologies "zéro net".
Et là, les acheteurs publics vont être fortement mis à contribution… avec un lot de nouvelles obligations à intégrer dans les marchés publics et les concessions (lire "Industrie "décarbonée" : la commande publique mise à contribution dans le règlement européen "NZIA").

D'ailleurs, lors du collque "bee2024" organisé hier par l'Ugap et Bordeaux Métropole, Emmanuelle Maire, Cheffe d'unité production, produits et consommation durable, DG ENV Environnement de la Commission européenne s'est montrée très claire : « Désormais, la Commission passe d’une approche volontaire de soutien aux acheteurs publics engagés dans l’achat durable à une approche obligatoire» (lire aussi "[BEE 2024] Acheteur et fournisseur concernés par la gestion des risques du marché public" et " [BEE 2024] La réindustrialisation passera-t-elle par l'achat public ?").


Un message aux acheteurs : une révision des directives est sans doute sur les rails… Mais d’ici là, entre législations nationales et règlements européens… il va y avoir du mouvement !