3 devis dans les marchés publics : une procédure sans publicité avec une mise en concurrence ?

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« Un moment t'es fatigué, et puis tu fais le choix du non choix » (Jean-Jacques - Bref 2)


La position de la Cour administrative d’appel (CAA) de Nantes, sur la procédure de passation applicable dès lors qu’un acheteur public sollicite des devis pour des achats inférieurs à 40 000€ HT, continue de faire jaser (lire : Marchés publics et 3 devis : une problématique dépassant le Code de la commande publique ? - relire "[Tribune] « L'arrêt de la CAA de Nantes sur les 3 devis ? Une vision passéiste et dépassée de la commande publique ! » - CAA Nantes, 7 février 2025, req. 24NT00896").
Le Conseil d’Etat n’ayant pas eu l’occasion de se prononcer sur ce sujet, et le raisonnement de la CAA de Nantes étant différent de celui de la CAA Douai (CAA Douai, 31 décembre 2012, req. n° 11DA00590), le débat n’est donc toujours pas tranché. 
 

Deux visions opposées


Un clivage se dessine alors dans l’univers de l’achat public. D’un côté, il y a les partisans de la CAA de Nantes qui considèrent que le régime de la procédure sans publicité ni mise en concurrence peut jouer.
Le fait qu’un acheteur public puisse contacter plusieurs entreprises avant de conclure le contrat répondrait à l’injonction de choisir une offre pertinente, de faire une bonne utilisation des deniers publics et de ne pas contracter systématiquement avec un même opérateur économique lorsqu'il existe une pluralité d'offres susceptibles de répondre au besoin (CCP, art. R. 2122-8) (relire "Toujours des zones d’ombre dans la procédure sans publicité ni mise en concurrence").

De l’autre, il y a ceux qui dénoncent dans cette hypothèse une mise en concurrence dégradée qui pourrait être contraire aux règles du Code de la commande publique, notamment sur le volet "critères de jugement des offres", voire serait susceptiblesde porter atteinte aux grands principes. Ils recommandent alors l’usage de la procédure adaptée afin d’être dans les clous (relire "[Tribune] « 3 devis : pourquoi faire simple quand on peut faire n’importe quoi ? »").
D’autant plus que le Tribunal administratif de Strasbourg n’a pas hésité à requalifier une consultation dans cette direction, dès lors que l’acheteur public s’est référé au Code de la commande publique (relire "3 devis dans les marchés publics : un basculement vers la simplification ?").
 

Mise en concurrence sans mise en concurrence


Il est indéniable que lorsque plusieurs opérateurs se voient sollicités par devis pour l’attribution d’un marché public, il y ait, de fait, une mise en concurrence. Une mise en concurrence qui peut-être ne l’est pas au sens du Code, mais l’est dans les actes. En effet, le pouvoir adjudicateur va devoir départager les opérateurs, ce qui amène ce dernier à s’appuyer de facto sur un ou plusieurs critères.. qui peuvent être légitimes ou au contraire tendancieux.

Quoi qu’il en soit, il y a au moins un axe d’évaluation... souvent c'est celui du prix. Comme le déclarait la Chambre régionale des comptes (CRC) Auvergne-Rhône-Alpes : « Pour les achats inférieurs à 40 000 € HT (depuis le 1er janvier 2020), les acheteurs publics doivent déterminer eux-mêmes les conditions de mise en concurrence permettant, comme l’exige la loi, de recourir à "l’offre économiquement la plus avantageuse" (article L. 2152-7 du CCP) » (relire "L’archivage englobe la traçabilité des" trois devis"").

Mais utiliser la « procédure sans publicité ni mise en concurrence préalables » dans ce cadre peut paraître paradoxal puisque la procédure s’appelle « sans publicité ni mise en concurrence préalables ».

Il est intéressant de noter que la Chambre régionale des comptes Nouvelle-Aquitaine, dans son récent rapport d’observations "Commune de Montignac", va qualifier celle-ci de « procédure simplifiée » afin d’aborder la passation de marchés pour des achats de faible montant. Une expression qui s’avère moins ambigüe, et qui laisse supposer une plus grande latitude pour l’acheteur public dans l’organisation de la mise en concurrence.
 

Une publicité et publication, deux concepts différents ?


Par ailleurs, il y a aussi discussion cette fois-ci sur le recours à la procédure adaptée dans ce contexte, au regard des modalités de publicité. Sont-elles ici respectées ? Dans sa fiche sur les MAPA, la Direction des affaires juridiques (DAJ) de Bercy explique ainsi que : « L’obligation de publicité n’implique pas forcément publication, notamment pour les achats de faible montant. La sollicitation, par exemple par moyens dématérialisés de plusieurs prestataires ou fournisseurs peut même constituer en elle-même un élément de publicité suffisant, si elle s’avère adaptée au marché ».

Mais la CRC Ile-de-France, au cours d’un contrôle budgétaire, a fait une interprétation inverse. Selon l’autorité financière, n’est pas une mesure de publicité le fait de solliciter des devis, en contactant directement les entreprises par courriel, puisque cette démarche n’a pas de caractère public et ne permet pas à tout opérateur intéressé de participer à la procédure (relire "Solliciter des devis n’est pas une mesure de publicité").
 

Vers une quatrième procédure de passation


Au vu de ces difficultés, qui conduisent les acheteurs publics à marcher sur des œufs, on peut s’interroger s’il n’y a pas un trou dans la raquette. En effet, si la "pratique des 3 devis" n’entre pas naturellement, ni dans le champ de la procédure sans publicité ni mise en concurrence, ni dans celui de la procédure adaptée et de la procédure formalisée, ne manque-t-il pas une procédure de passation dans le Code ? (dans l'hypothèse où les pouvoirs publics continuent à accepter une telle démarche). 

Ne pourrait-on pas imaginer un quatrième volet : la procédure sans publicité AVEC mise en concurrence, dans laquelle pourrait s’inscrire la "pratique des 3 devis" ? Certes à l’heure de la simplification, il apparaît contre-intuitif d’ajouter à la règlementation une strate supplémentaire. Mais cette procédure pourrait lever des ambigüités et les inconvénients relevés ci-dessus, faciliter la demande de devis, et ainsi sécuriser davantage le procédé.

Sachant que « la procédure sans publicité AVEC mise en concurrence » n’est pas en soi une nouveauté. Elle se retrouve dans des textes ad hoc. Elle est présente dernièrement dans la loi n° 2025-176 du 24 février 2025 d'urgence pour Mayotte (relire " Loi d’urgence pour Mayotte : les dérogations au code de la commande publique"). Et elle était possible, avec l’ordonnance n°2023-660 du 26 juillet 2023, à l’égard des collectivités qui avaient subi des dégradations à la suite des émeutes de l’été 2023 (relire" Reconstruction en urgence : la nouvelle procédure de passation de la commande publique").

Par ailleurs, adosser la pratique des 3 devis à « la procédure sans publicité AVEC mise en concurrence » pourrait permettre également d’éclaircir la mise en œuvre de cette procédure… qui pour le moment est assez obscure. En somme, faire d'une pierre deux coup. 
 

Déjà vu ?!


Enfin, on peut faire un parallèle (peut-être tiré par les cheveux...) : cette crispation qui semble résulter d'un vide juridique nous rappelle celui qui existait dans le cadre des contrats de mobilier urbain quant à leur qualification. Nombreux étaient les montages qui ne répondaient pas entièrement aux conditions des contrats de la commande publique de l'époque, à savoir le marché public et la délégation de service public. Pendant des décennies, ils ont été malgré tout assimilées par défaut à des "marchés publics", alors même que le cocontractant supporté le risque d'exploitation, au motif que la prestation ne portait pas sur un service public et ne pouvait dès lors faire l'objet d'une DSP. Cette détermination n'était donc pas satisfaisante. 

Avec la transposition de la directive 2014/23/UE, une troisième voie s'est alors ouverte en droit interne : celle de la concession de service. Un nouveau cadre juridique qui s'est avéré plus en adéquation avec ce type de montage (relire "Les contrats de mobilier urbain et leurs troubles de la personnalité"). Le Conseil d'Etat n'a d'ailleurs pas hésité à revoir son jugement par la suite en les qualifiant ainsi lorsque le risque d'exploitation été transféré ("CE, 25 mai 2018, société Philippe Védiaud Publicité, req. n°416825 - relire : Contrat de mobilier urbain : marché public ou concession de service ?).
 
Ainsi, s'agissant de la controverse de la pratique des 3 devis, « la procédure sans publicité AVEC mise en concurrence », est peut-être une piste à suivre au moment d'adopter le projet de loi de simplification de la vie économique afin d'y mettre un terme... ou, à la rigueur, affirmer expressément la possibilité pour un acheteur public de lancer un MAPA sans faire au préalable une publicité dans le cadre d'achat de faible montant.
La balle est maintenant dans le camp du législateur...