3 devis dans les marchés publics : un basculement vers la simplification ?

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« La médiocrité commence là où les passions meurent »
Casseurs Flowters (Inachevés)


C’est le débat passionnant et de passionnés de la commande publique : « trois devis : MAPA ou PAS » ? Une question en apparence simple, mais qui peut faire pâlir tout étudiant en droit des marchés publics. Cette problématique est loin d’être abstraite et philosophique. Pour le coup, on est dans le concret ! Elle préoccupe aussi bien les acheteurs de l’Etat, des collectivités territoriales et des hôpitaux. Elle intéresse tout autant la petite municipalité que la grande région, les sociétés et établissements publics. Et taraude la rédaction depuis un moment (relire "Toujours des zones d’ombre dans la procédure sans publicité ni mise en concurrence").

Cette semaine, Maître Kévin Holterbach (Avocat au Barreau de Lille - FIDAL) et Dorothée Simon (Juriste commande publique - iNord) en remettent une couche en s’attaquant au récent arrêt de la Cour administrative d’appel (CAA) de Nantes du 7 février 2025 qui agite tant la communauté de l’achat public (lire "[Tribune] « 3 devis : pourquoi faire simple quand on peut faire n’importe quoi ? »").
 

Une jurisprudence rarissime


Un malaise qui se cristallise au fil des années et qui devient pesant à chaque réforme venant relever le seuil obligatoire de mise en concurrence. Passant de 4 000€ HT à 25 000€ en 2016 lors de la transposition des directives européennes du 26 février 2014, celui-ci plafonne dorénavant à 40 000€ HT (décret n° 2019-1344 du 12 décembre 2019) et à 100 000€ HT pour le moment concernant les marchés de travaux depuis la loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 (ASAP).

Mécaniquement, davantage de marchés publics peuvent sortir du giron. Mais, paradoxalement, les contentieux relatifs à la demande de trois devis restent rarissimes. Et encore plus à l’échelon de la seconde juridiction. Ce qui rend la décision de la CAA de Nantes très précieuse... et très commentée (relire "La procédure des « 3 devis »: Mapa ou pas Mapa ? Ce qu’en dit la CAA de Nantes").

En l’espèce, la commune de Tilly-sur-Seulles conclut un marché de travaux de voirie, avoisinant les 73 000€ HT, après avoir obtenu des devis. Pour autant, cette sollicitation ne fait pas basculer la passation dans le champ de la procédure adaptée avec son lot d’obligations à respecter, juge la juridiction nantaise. C’est un moyen pour la commune de choisir une offre pertinente tout en faisant une bonne utilisation des deniers publics, poursuit -elle.

Choisir une offre pertinente... une obligation inscrite dans le Code (CCP, art. R. 2122-8) dès lors qu’un marché public est signé sans qu’il y ait eu une publicité et une mise en concurrence en raison du faible montant de la prestation. Or la règlementation ne détaille pas la manière d’y parvenir. Réclamer des devis apparaît alors être une solution.
 

Une portée qui ne convainc pas


Mais l’appréciation de la CAA de Nantes se voit décriée par les auteurs de la Tribune : « il semble tout de même contestable de considérer que le fait, pour une commune, de solliciter, de manière proactive, auprès d’opérateurs, des devis, pour la réalisation d’une prestation correspondant à un besoin dont ces opérateurs ne connaissait pas l’existence, et dont les spécifications techniques ont donc dû nécessairement être décrites dans la demande, ne serait pas la mise en œuvre d’une procédure de publicité et de mise en concurrence ».

Ils rappellent et s’appuient sur un arrêt de la CAA de Douai qui en a jugé différemment. Une décision cependant ancienne et qui a été rendue dans le cadre du code des marchés publics de 2006 (CAA Douai, 31 décembre 2012, req. n° 11DA00590). Un tout autre contexte qui peut expliquer ce changement de cap.

L’Association des acheteurs publics (AAP) tient cependant un discours similaire. Elle s’est exprimée à ce sujet juste avant les fêtes de fin d’année. D’après ses membres, l’acceptation d’un devis après que l’acheteur public ait contacté plusieurs entreprises, conduit celui-ci à conclure un marché public à la suite d’une procédure de passation avec une mise en concurrence préalable, quel que soit le montant du contrat (relire "Devis et marché public : une mise en concurrence sous le joug de la procédure adaptée ?").
 

Un risque de requalification en MAPA


Si l’on suit le raisonnement de la CAA de Nantes, la sollicitation de devis n’est pas en tant que tel un élément permettant de déduire qu’un acheteur public ait entendu se placer dans le cadre d'une procédure adaptée. En revanche, d’autres facteurs sont susceptibles d'entrainer une requalification, bien que le montant soit inférieur à 40 000€ HT. Cela peut être le cas lorsque le pouvoir adjudicateur prévoit un processus de sélection des offres.

On note dans ce cadre le jugement du Tribunal administratif de Strasbourg, paru au printemps dernier. Il a interprété la disposition du document de consultation de la commune de Petit-Rederching, stipulant que l’évaluation des offres devait s’effectuer « dans les conditions prévues par le code de la commande publique » et que l’ « offre économiquement la plus avantageuse sera choisie selon le critère suivant [le critère prix] », comme une soumission de la collectivité aux règles de jugement des offres issues de ce corpus, alors que le montant du contrat tournait autour de 3 000€ HT.

Dernièrement, la Chambre régionale des comptes (CRC) Bretagne adopte un raisonnement similaire, lorsqu’elle examine des marchés de réfection des fenêtres de l’école et de la cantine d'une commune, dont les montants s’élèvent respectivement à 10 118 € HT et à 24 594 € HT (lire "Achat public de faible montant : gare au MAPA !").
L'autorité financière précise au passage que la demande d'un devis auprès d’une seule entreprise ne saurait être qualifié de sourcing, au sens de la réglementation. En résumé, si l'on croise avec le verdict de l'arrêt de la CAA de Nantes, un acheteur public doit en réclamer plusieurs afin que cette démarche puisse s'apparenter à du sourçage. 

A noter également que la CRC Auvergne-Rhône-Alpes soulignait, il y a quelques mois, l'importance de laisser un délai de réponse suffisant aux opérateurs contactés dans le cadre d'un devis, même si le montant de l'achat était inférieur à 40 000€ HT (relire "Marché public de faible montant : pas d’impasse sur les bonnes pratiques achats !"). 
 

Un éclaircissement dans la simplification attendu


Ce manque de jurisprudence, conjugué à une absence de dispositions dans le Code de la commande publique relatives à l’obtention de devis, et à des imprécisions autour de la satisfaction de l'obligation de choisir une offre pertinente, crée une incertitude quant à l’usage de cette pratique.

Ajouter à cela ... la consternation. Dans un contexte où l’on ne cesse d’évoquer la simplification de la commande publique, et le souhait de mettre en place des procédures d’attribution rapides et allégées, surtout pour des achats dits de "faible montant", le fait qu’un acheteur public ne puisse se détourner sereinement des modalités de publicité et de mise en concurrence du code en sollicitant des devis conduit inévitablement (et à juste titre) à de la crispation et à de l’agacement.

Une situation qui ne serait toutefois pas surprenante. Comme l’expliquait le professeur Grégory Kalflèche, lors de notre conférence de La Folle semaine des marchés publics 2024, une réduction des normes législatives et réglementaires n’entraine pas nécessairement une diminution des normes. Les nuances et les précisions qui ne seront pas apportées par les textes, le seront par le juge. Or, tant que les juridictions ne se sont pas prononcées, ce flottement juridique persistera . Une situation qui peut amener finalement les praticiens à sortir ceinture et bretelle durant ce laps-de-temps (relire "Pas de simplification de l’achat public par un allègement du code de la commande publique").